Retour
Les représentations sociales de la retraite : pour qui la retraite « définitive et confortable » ?

Les représentations sociales de la retraite : pour qui la retraite « définitive et confortable » ?

Par Sabrina Janvier, Étudiante au baccalauréat en sociologie, Université Laval

La retraite est beaucoup une affaire de politiques publiques. C’est à travers elles que sont façonnés les programmes et les types de régimes qui visent à offrir un revenu aux retraités. Si l’on sait que les types de parcours professionnels génèrent des revenus différents à la retraite, les idées et opinions que se fait la population sur la retraite sont moins connues. La retraite est aussi une affaire de représentations. Par représentations, nous entendons des manières socialement partagées de concevoir une chose ou un phénomène. Au cours de l’année 2019-2020, nous nous sommes consacrées à l’étude des représentations de la retraite[1].

Notre question de recherche a été formulée comme suit : que représente la retraite et dans quelle mesure les représentations varient-elles selon le genre, l’état de santé, le parcours professionnel et les situations économique, conjugale et familiale ? Pour mener à bien cette enquête, des habitant(e)s de la ville de Québec âgé(e)s de 55 ans et plus ont été interrogés. Nous présentons ici les conclusions de cette recherche inédite[2].

Déterminants sociaux et parcours individuels

Au terme de l’enquête, les discours recueillis ont mis en lumière que les participant(e)s perçoivent l’existence de disparités autour du système de revenus de retraite. Plus précisément, ils croient avoir un accès différencié à une retraite « définitive et confortable ». Certains déterminants individuels ont façonné les représentations des participant(e)s.

Dans un premier temps, la situation financière a fortement contribué à modeler les discours des participant(e)s. Du côté des plus nanti(e)s, la retraite apparaît comme une étape définitive et garantie. En revanche, la possibilité d’y accéder suscite de l’incertitude chez les plus précarisé(e)s. Ces derniers envisagent soit de continuer, soit de retourner sur le marché du travail en raison de contraintes financières. D’ailleurs, si les plus nanti(e)s estiment avoir apporté une contribution suffisante à la société, les plus précarisé(e)s déplorent avoir, eux aussi, investi beaucoup d’énergie et de temps dans un travail rémunéré sans toutefois pouvoir se retirer définitivement du marché du travail et bénéficier d’un régime de retraite satisfaisant. Ainsi, ces discours axés sur la « retraite méritée » ont mis en évidence une dure réalité : la planification du temps à la retraite n’est pas naturellement tributaire des efforts déployés durant la vie professionnelle. Une situation financière précaire a pour effet de freiner l’accès aux loisirs, par exemple, alors que ces derniers sont considérés comme des activités de retraite importantes par les participant(e)s. D’autres facteurs peuvent entraver leur aptitude à suivre cet idéal. En plus d’être à la source de contraintes financières, un mauvais état de santé et le fait de vivre seul dans un ménage peuvent aussi limiter les possibilités de vivre une retraite libre de son temps. Des participant(e)s ont témoigné de leur incapacité à entreprendre certains projets ou activités leur demandant un trop grand effort physique. D’autres, célibataires, ont admis éprouver de la difficulté à « occuper leur temps » à la retraite.

Par ailleurs, alors que les parcours professionnels des Québécois(es) se pluralisent de manière croissante, les dispositifs des régimes de retraite demeurent adaptés à des trajectoires professionnelles typiques, c’est-à-dire des emplois permanents et à temps complet. Bonifiée de protections sociales et d’une rémunération satisfaisante, la pleine retraite s’avère surtout accessible aux personnes dont le parcours professionnel fut plutôt linéaire (D’Amours et Lesemann, 2010)[3]. En ce sens, le parcours professionnel s’est révélé être un déterminant majeur des représentations sociales de la retraite. Les participant(e)s dont le parcours professionnel a été plutôt stable disent bénéficier d’une certaine sécurité financière et exprimer de la sérénité lorsqu’ils/elles songent à la retraite. À l’opposé, ceux et celles dont le parcours professionnel se caractérise par la mobilité professionnelle admettent ressentir de l’inquiétude vis-à-vis de cette période de la vie. Ces mêmes participant(e)s présentent également la caractéristique d’avoir des conditions de travail défavorables à la santé et un plan de retraite insatisfaisant ; la transition vers la retraite apparaît donc comme une succession d’entrées et de sorties sur le marché du travail pour joindre les deux bouts.

L’état de santé s’est également avéré structurant dans l’appréhension de la retraite au quotidien. La détérioration de la santé est susceptible de limiter la possibilité de se maintenir en emploi. Elle peut ainsi être à la source d’un retrait forcé du marché du travail, d’une réorientation professionnelle ou encore d’une réduction du temps investi dans un travail rémunéré. Or, si une situation économique précaire peut avoir des effets délétères sur la santé, un mauvais état de santé peut à son tour engendrer une diminution du revenu (ASSCN, 2012). Les participant(e)s se retrouvant dans l’une ou l’autre de ces situations ont manifesté un sentiment d’inquiétude lié à la santé et/ou au revenu lorsqu’ils/elles anticipaient la prise de leur retraite.

En outre, des représentations différenciées de la retraite en fonction du genre ont été constatées. Pour les femmes de l’échantillon, la retraite est imaginée comme l’occasion de consacrer davantage de leur temps aux tâches domestiques ainsi qu’aux activités liées aux soins. De plus, la question de la préparation financière est apparue particulièrement anxiogène pour elles. Bien que l’inquiétude ressentie autour de l’aspect financier ne soit pas exclusive à la situation des femmes – elle l’est également chez les hommes plus précarisés – le travail non rémunéré et invisibilisé assumé le plus souvent par celles-ci implique qu’elles se retrouvent dans une situation financière moins avantageuse que celle des hommes (Billette et Charpentier, 2010; Lalancette, Saucier et Fournier-Lepage, 2012). La réduction du temps investi dans un travail rémunéré a des incidences sur le cumul de rémunération et, par le fait même, sur l’apport des cotisations individuelles aux régimes de retraite et la possibilité de faire des épargnes personnelles. En plus de freiner l’accès à un niveau de vie décent à la retraite, cette situation implique une réduction du temps investi dans la réalisation de projets personnels et l’avancement professionnel (Billette et Charpentier, 2010).

Dans un dernier temps, les situations familiale et conjugale ont également participé à façonner les représentations de la retraite. Le fait de vivre seul dans un ménage peut se présenter comme risque supplémentaire de précarisation (Lefèvre, Boismenu et Dufour, 2011). Les participant(e)s se retrouvant dans cette situation ont, en ce sens, exprimé un sentiment d’inquiétude lié à l’isolement et aux contraintes financières à la retraite. Ils/elles considèrent la « retraite à deux » comme un « facilitant », puisque favorable à la situation financière et au niveau de soutien reçu en cas de problèmes de santé. En parallèle, chez certain(e)s participant(e)s en couple, le partage de l’espace à la maison a été pointé comme un enjeu. Pour ces derniers, le quotidien à la retraite implique à la fois du temps investi dans des activités communes avec leur conjoint(e) et le partage d’un espace où chacun(e) doit respecter le temps que l’autre investit dans des passions, des projets et des activités individuels. Ceux et celles ne partageant pas d’activités ou de projets communs avec leur conjoint(e) adhèrent à une conception plutôt individuelle de retraite axée sur le développement de soi.

Des facteurs historico-contextuels

Si le parcours professionnel, le genre, l’état de santé et les situations économique, conjugale et familiale se sont avérés déterminants de la manière de se représenter la retraite, des facteurs historico-contextuels se sont également révélés susceptibles d’influencer ces représentations.

D’abord, plus de la moitié des participant(e)s conçoivent la retraite comme une transition vers la vieillesse, qui résulte d’un processus d’institutionnalisation de la trajectoire de vie. Cela signifie qu’avec la profonde transformation du système de travail survenue au XXe siècle dans les sociétés industrialisées, une réorganisation du cours de la vie en trois moments consécutifs a eu lieu (formation-travail-retraite) (Kohli, 1989). C’est à partir de cette réorganisation qu’est apparue la segmentation institutionnelle de la vie selon l’âge, notamment de la vieillesse par les systèmes de retraite. Bien qu’une multiplication des trajectoires de vie et que la structure des âges en trois moments consécutifs soit moins observable qu’avant les années 1960, Martin Kohli (1989) fait remarquer que cette conception de l’existence en trois temps continue à structurer les parcours individuels.

Ensuite, une forte valorisation de l’autonomisation et de la responsabilisation des personnes retraitées s’est manifestée dans les discours de plusieurs participant(e)s, pour qui le « bien vieillir » signifie « rester jeune, actif et en santé ». Ce discours, inscrit dans une perspective néolibérale, renvoie directement au contexte actuel des structures de revenus de retraite : celles-ci font de plus en plus reposer le risque financier de la retraite sur les individus. Les politiques publiques issues de la révolution néolibérale des années 1980 ont participé à éroder les systèmes de protection sociale. Considérant les dépenses sociales et l’intervention étatique comme des entraves à la prospérité économique, la perspective néolibérale encourage les individus à « investir dans leur propre capital humain » pour accéder à la réussite professionnelle, mais aussi pour financer leur retraite (Jenson, 2011). Plus encore, cette individualisation du risque agit comme norme qui pèse sur les personnes. Ces dernières ne disposent pas forcément des mêmes ressources et ne peuvent donc pas adhérer de la même façon au modèle prescrit. En étant appelés à se prendre en charge eux-mêmes, ceux et celles pour qui la possibilité d’y adhérer est limitée exprimeront un sentiment d’impuissance vis-à-vis de leurs actions (Martuccelli, 2014). Les participant(e)s plus précarisé(e)s – dont le parcours professionnel fut généralement instable – ont justement affiché ce sentiment d’impuissance, puisqu’ils/elles ne sont pas en mesure d’épargner. Toutefois, plutôt que de justifier leurs conditions précaires par des conditions externes sur lesquelles ils/elles n’ont aucun contrôle, ces mêmes participant(e)s conçoivent leur « échec » comme étant le produit de leur activité.

Conclusion

L’enquête a permis de mieux comprendre les déterminants individuels et les facteurs historico-contextuels générant des représentations associées à la retraite. Un échantillon plus grand ainsi que la prise en compte d’autres déterminants permettraient d’étudier de plus près les représentations sociales de la retraite. À cet effet, d’autres éléments, outre ceux composant la question de recherche, ont pu ressortir lors de l’analyse des résultats. Par exemple, le parcours migratoire s’est aussi montré structurant de ces représentations, dans la mesure où il a des incidences sur le parcours professionnel d’une personne (instabilité en emploi, impossibilité de toucher aux cotisations dans le pays d’origine, faible ancienneté, insertion en emploi). Chez un participant ayant connu de nombreux déplacements migratoires, des périodes d’interruptions sur le marché du travail ont eu pour effet de réduire son fonds de pension et d’alimenter des craintes vis-à-vis de sa situation financière à la retraite.

Ce bref tour d’horizon a pour but de mener vers des pistes de solutions visant à réadapter les dispositifs des régimes de retraite québécois en fonction du contexte actuel, lequel renferme une pluralité de réalités sociales. Considérant la pluralisation croissante des parcours professionnels, une première proposition ayant pour objectif de réduire les disparités consisterait à revoir les programmes de retraite offerts aux travailleurs et travailleuses – temporaires, à temps partiel et indépendant(e)s notamment. Une seconde proposition concerne la préparation à la retraite, puisque cet aspect s’est révélé anxiogène chez plusieurs participant(e)s. À cet égard, la socialisation reçue dès la jeunesse semble avoir considérablement façonné la manière de concevoir la retraite, mais aussi la manière de s’informer et de s’y préparer. Les personnes disposant d’un certain bagage favorable à leur préparation ont effectivement démontré un plus grand intérêt envers le fonctionnement de la retraite. Afin que cet intérêt se manifeste chez plus de Québécois(es), il serait pertinent d’introduire davantage de programmes de préparation à la retraite dans les multiples domaines d’emplois.


[1] L’Observatoire de la retraite a constaté certaines transformations sociodémographiques, économiques et politiques ayant participé à transformer les représentations sociales de la population québécoise à l’égard de la retraite. Considérant le faible nombre d’études s’étant penché sur cette question, l’organisme a décidé de mandater une équipe de recherche afin d’identifier et de comprendre ces représentations.

[2] L’intégralité de la recherche sera disponible dans les prochains mois sur le site du Laboratoire de recherche sociologique de l’Université Laval, à l’adresse suivante : https://www.fss.ulaval.ca/sociologie/etudiants-actuels/mes-etudes/laboratoire-de-recherche-sociologique/rapports-de-recherche

[3] Les références bibliographiques complètes se trouvent dans la section Ressources documentaires, à la fin du présent Bulletin.