Les travailleurs étrangers temporaires agricoles et la retraite : des constats et des questions
Par Corinne Béguerie. Candidate au doctorat Département de relations industrielles. Université Laval et Observatoire de la retraite.
Nous avons abordé la sécurité du revenu des personnes immigrantes dans un précédent bulletin, dans lequel nous avons expliqué que plusieurs facteurs exerçaient une influence sur ce revenu, notamment la catégorie d’immigration et le temps de présence au Canada et au Québec. Nous nous intéresserons donc aux personnes qui viennent au Canada et au Québec avec un permis de travail temporaire, et plus particulièrement aux travailleurs étrangers temporaires agricoles qui, selon le programme avec lequel ils viennent au Canada, pourraient ou non avoir accès aux rentes de retraite du Canada et du Québec.
Le Canada et le Québec accueillent depuis la fin des années 1960 des travailleurs étrangers temporaires dans le secteur agricole[1]. Étant donné la situation particulière de ces personnes et le nombre réduit d’années passées à cotiser au Régime de rente du Québec (RRQ), nous nous questionnons sur leur capacité à toucher réellement les revenus de retraite auxquels ils ont droit. En effet, bien que ces personnes cotisent à ce régime, il semblerait que peu d’entre elles se prévalent de leur pension. Il reste cependant à établir si cela est par manque d’information et de soutien pour la rédaction de leur demande[2], ou si le système n’est pas adapté à leur situation.
L’immigration temporaire dans le secteur agricole au Canada et au Québec : les données de base
Parlons d’abord de l’encadrement institutionnel de ces travailleurs étrangers temporaires (TET) agricoles. Leur immigration est régie par les deux ordres de gouvernement au Canada. Le gouvernement fédéral a la compétence d’émettre les permis de travail à travers deux programmes distincts pour lesquels. Le Québec et les gouvernements provinciaux ont, quant à eux, compétence en matière de lois et règlements encadrant la santé et la sécurité au travail, les normes du travail et de l’emploi et les revenus de retraite.
Le premier programme fédéral est le programme des travailleurs agricoles saisonniers (PTAS). Mis en place à la fin des années 1960, il s’adresse exclusivement aux ressortissants du Mexique et des pays des Antilles[3]. Le Canada a signé des accords bilatéraux avec tous ces pays. Les travailleurs qui viennent au Canada et au Québec avec le PTAS ont un permis d’une durée maximale de huit mois entre le 1er janvier et le 15 décembre. Ils doivent retourner dans leur pays d’origine une fois ce délai écoulé. Ils peuvent revenir avec un nouveau permis pour d’autres périodes de huit mois maximum. Ce programme comprend plusieurs conditions et critères : les travailleurs agricoles saisonniers (TAS) peuvent notamment travailler pour plusieurs employeurs pendant toute la durée de leur permis de travail et ne peuvent demander la résidence permanente au Canada.
Ensuite, le deuxième programme fédéral est celui du volet agricole du programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET). Il existe des ententes spécifiques signées avec le Guatemala, le Honduras et le Salvador, mais les TET du volet agricole peuvent être originaires de n’importe quel pays. La durée des permis de travail est de 24 mois maximum et le travailleur est tenu de rester chez le même employeur durant toute la durée de son permis. Ces travailleurs n’ont pas l’obligation de retourner dans leur pays d’origine une fois le permis échu : les permis peuvent être renouvelés et les TET peuvent également demander la résidence permanente.
Les TET agricoles sont très nombreux au Canada et au Québec. En 2017, sur les 550 000 TET présents au Canada, 27,4 % d’entre eux étaient employés dans le secteur agricole. Ils sont particulièrement nombreux dans ce secteur en Ontario (41,6 %) et au Québec, en Colombie-Britannique et en Nouvelle-Écosse (30 %)[4].
Dans l’industrie agricole, le nombre de TET reste important malgré la COVID19 et les mesures sanitaires mises en place par les différents paliers gouvernementaux qui ont limité leur entrée, comme on peut le constater dans le tableau 1. Le nombre de TET dans l’industrie agricole a connu un pic de 56 919 personnes en 2018 et une baisse à 50 126 en 2020. La même tendance se dessine au Québec avec un maximum de 14 250 TET en 2018 dans l’industrie agricole et une baisse à 13 094 en 2020.
Tableau 1. TET dans le secteur agricole au Canada et au Québec entre 2017 et 2020
2017 |
2018 |
2019 |
2020 |
|
Québec |
12 597 |
14 250 |
13 803 |
13 094 |
Canada |
53 842 |
56 919 |
53 605 |
50 126 |
Source : Statistique Canada (2021), Travailleurs étrangers temporaires dans les secteurs de l’agriculture et de l’agroalimentaire par industrie. Tableau : 32-10-0218-01.
https://www150.statcan.gc.ca/t1/tbl1/fr/tv.action?pid=3210021801
En 2020, les ressortissants du Mexique, du Guatemala et de la Jamaïque représentent plus de 80 % des travailleurs temporaires agricoles présents au Canada (tableau 2). Ce sont deux pays avec lesquels le Canada a signé une entente bilatérale dans le cadre du PTAS et un pays ayant signé une entente dans celui du PTET volet agricole.
Tableau 2. Principaux pays de citoyenneté des travailleurs étrangers temporaires agricoles au Canada en 2020
Pays |
Nombre de TET agricoles |
Mexique |
24 372 |
Guatemala |
9 683 |
Jamaïque |
7 460 |
Inde |
1 529 |
Thaïlande |
1 168 |
Philippines |
1 122 |
Honduras |
483 |
Trinité et Tobago |
404 |
Ukraine |
344 |
Vietnam |
336 |
Autres pays |
3 225 |
Total Canada |
50 126 |
Source : Statistique Canada (2021), Pays de citoyenneté des travailleurs étrangers temporaires agricoles. Tableau 32-10-0221-01. DOI : https://doi.org/10.25318/3210022101-fra https://doi.org/10.25318/32100...
Dans le tableau 3, nous constatons que les ressortissants du Mexique et du Guatemala composent près de 95 % des TET agricoles. Cependant, ce sont les Guatémaltèques qui sont les plus nombreux et représentent plus de la moitié des TET agricoles au Québec.
Tableau 3. Principaux pays de citoyenneté des travailleurs étrangers temporaires agricoles au Québec en 2020
Pays |
Nombre de TET agricoles |
Guatemala |
7 026 |
Mexique |
5 295 |
Honduras |
216 |
Jamaïque |
57 |
Grenade |
46 |
Philippines |
7 |
Nicaragua |
7 |
Autres pays |
440 |
Total Québec |
13 094 |
Source : Statistique Canada (2021), Pays de citoyenneté des travailleurs étrangers temporaires agricoles. Tableau 32-10-0221-01. DOI : https://doi.org/10.25318/3210022101-fra
Les ententes de sécurité sociale
Le Canada et le Québec ont signé des accords de sécurité sociale avec plusieurs pays qui définissent les modalités de calcul et les conditions d’obtention des différentes prestations quand on a travaillé et vécu au Canada et au Québec, ainsi que dans un autre pays. Les rentes des régimes publics comme le Régime de rentes du Québec (RRQ), en font partie. Il faut savoir que selon l’Association internationale de la sécurité sociale[5], 170 pays dans le monde ont instauré un système de sécurité sociale sur leur territoire. Les pays qui ont signé une entente avec le Québec sont regroupés dans le tableau 4.
Les pays ayant signé une entente dans le cadre du PTAS ou du PTET volet agricole sont en gras dans le tableau. Nous avons mentionné précédemment que la majorité des TET agricoles sont originaires du Guatemala, du Mexique et de la Jamaïque. Ces deux derniers pays ont signé un accord de sécurité sociale avec le Canada, mais pas avec le Québec.
Tableau 4. Liste des 39 pays avec lesquels le Québec a signé un accord de sécurité sociale
Allemagne |
Danemark |
Jamaïque |
Roumanie |
Autriche |
Dominique |
Luxembourg |
Serbie |
Barbade |
États-Unis |
Malte |
Slovaquie |
Belgique |
Finlande |
Maroc |
Slovénie |
Brésil |
France |
Norvège |
Ste Lucie |
Bulgarie |
Grèce |
Pays-Bas |
Suède |
Chili |
Hongrie |
Philippines |
Suisse |
Chypre |
Inde |
Pologne |
Turquie |
Corée du sud |
Irlande |
Portugal |
Uruguay |
Croatie |
Italie |
Rép. Tchèque |
Source : Retraite Québec, Les ententes internationales de sécurité sociale. https://www.rrq.gouv.qc.ca/fr/programmes/regime_rentes/ententes_internationales/Pages/ententes_internationales.aspx
Chaque accord bilatéral est unique et permet de coordonner les programmes de retraite des deux pays signataires. Ainsi, un accord de sécurité sociale peut aider un immigrant à « devenir admissible à des prestations en [lui] permettant de combiner [ses] périodes de cotisation ou de résidence au Canada à [ses] périodes de cotisation ou de résidence dans un autre pays afin de satisfaire aux critères minimums d’admissibilité. Il peut également réduire ou éliminer les restrictions liées à la citoyenneté ou au paiement des pensions à l'étranger[6]. »
Ces accords et ententes de sécurité sociales sont donc importants pour les TET qui n’ont ni la résidence permanente, ni la citoyenneté canadienne, et qui retournent dans leur pays d’origine pour leur retraite. En effet, selon les termes de ces accords et ententes, les TET peuvent être admissibles à une pension canadienne (et québécoise) et une pension de leur pays d’origine (s’ils ont contribué) qu’ils perçoivent dans leur pays d’origine sans être imposés deux fois, au Canada et dans leur pays.
La situation des TET agricole semble complexe et le programme avec lequel ces personnes viennent travailler au Canada et au Québec influence leur accès aux rentes de retraites.
Des questions concernant l’accès aux rentes de retraite par les travailleurs immigrants temporaires agricoles
Pour être admissible à la pension de la sécurité de la vieillesse (SV)[7], il faut, si l’on vit au Canada, avoir 65 ans et plus, être citoyen canadien ou résident autorisé et avoir résidé au Canada depuis au moins dix ans depuis l’âge de 18 ans. Si l’on ne vit pas au Canada, il faut avoir 65 ans et plus, avoir été citoyen canadien ou résident autorisé avant le départ du Canada et avoir résidé au Canada depuis au moins vingt ans depuis l’âge de 18 ans. Si ces conditions ne correspondent pas à la situation du travailleur, c’est alors que les accords et ententes de sécurité social peuvent intervenir et lui permettre d’être admissible aux rentes de retraite du Canada et du Québec.
Pour être admissible au RRQ[8], il suffit d’avoir cotisé au moins une année au régime. Retraite Québec explique que « toute personne qui a cotisé au Régime de rentes du Québec peut faire une demande de prestations. Les conditions d’admissibilité varient selon le type de prestation demandé[9]. »
Quant à eux, les travailleurs étrangers temporaires agricoles cotisent au Régime de pension du Canada (RPC) et au Régime de rentes du Québec (RRQ). Ils devraient donc avoir droit à une pension lorsqu’ils prennent leur retraite à 65 ans. Cependant, leur situation est très complexe. D’une part, la majorité des travailleurs étrangers ne ferait pas les démarchent pour obtenir leurs rentes de retraite car ils ne connaissent pas la procédure et le nombre d’heures cumulées leur permet de n’obtenir qu’un montant très modique[10]. D’autre part, le statut particulier des travailleurs étrangers temporaires agricoles du PTAS les limitant à un contrat de maximum huit mois par an et l’impossibilité de pouvoir demander la résidence permanente restreignent considérablement leurs possibilités d’avoir un revenu de retraite du RPC ou du RRQ.
Ainsi, les travailleurs étrangers temporaires agricoles du PTAS ont fort peu de chances de profiter de leur participation au RRQ. On constate dans les tableaux 3 et 4 que seuls les ressortissants de la Jamaïque sont couverts par une entente de sécurité sociale avec le Québec mais « les ententes de sécurité sociale ne prévoient pas de dispositions particulières pour les travailleurs agricoles. Sous réserve des conditions d’admissibilité, ces personnes sont couvertes comme les autres travailleurs[11]. »
De plus, il serait pertinent de savoir si ces personnes sont informées de leurs droits et s’en prévalent. La complexité des situations et l’absence d’information transmise à ces travailleurs fait en sorte qu’il est difficile d’avoir un portrait exact de la situation.
Le cas des travailleurs étrangers temporaires venant avec le volet agricole (PTET) est différent. Dans la mesure où ces travailleurs bénéficient de contrats de travail non interrompus de 24 mois, renouvelables, et qu’ils ont la possibilité de faire une demande de résidence permanente, les chances de profiter de leur participation RPC et au RRQ lorsqu’ils prendront leur retraite sont plus importantes, notamment pour les ressortissants des Philippines et du Nicaragua dont leur pays a signé une entente avec le Québec et avec le Canada.
Conclusion
Le Canada et le Québec s’appuient depuis plusieurs années sur les travailleurs étrangers temporaires dans le domaine agricole qui connait un besoin de main-d’œuvre très important. La COVID19 et les mesures sanitaires mises en œuvre par les différents paliers gouvernement ayant ralenti la venue de ces travailleurs ont mis en évidence le rôle de ces travailleurs à l’économie agricole d’ici. Ces travailleurs, qui cotisent au RPC ainsi qu’au RRQ lorsqu’ils sont embauchés au Québec, n’ont pas les mêmes chances de se prévaloir de leurs droits à la pension du Canada, et du Québec, lorsque vient le temps de prendre sa retraite, selon le programme avec lequel ils sont venus travailler. Il serait sans doute pertinent de mener des recherches plus approfondies sur le sujet.
[1] Pour comprendre les objectifs des programmes d’immigration dans le domaine agricole au Canada et la perception du travail des travailleurs étrangers agricoles de leur point de vue et du point de vue de leurs employeurs, lire : Castracani, L., Ils viennent pour travailler. Enquête ethnographique parmi les ouvriers agricoles migrants au Québec, PUQ, 2020. Nous remercions l’auteur de son éclairage pour mieux comprendre les différents statuts des travailleurs étrangers temporaires agricoles.
[2] Molnar, P. (2018), « Programmes des travailleurs étrangers temporaires du Canada », Encyclopédie canadienne. https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/canadas-temporary-foreign-worker-programs
[3] Soit : Anguilla, Antigua et Barbuda, la Barbade, la Dominique, la Grenade, la Jamaïque, Montserrat, St-Kitts et Nevis, Ste-Lucie, St-Vincent et les Grenadines, Trinité et Tobago.
[4] Lu, Y. (2020), Répartition des travailleurs étrangers temporaires dans les industries au Canada (p. 5). Statistique Canada. https://www150.statcan.gc.ca/n...
[5] http://www.ssa.gov/policy/docs/progdesc/ssptw/index.html
[6] Gouvernement du Canada, Régime de pensions du Canada, https://www.canada.ca/fr/services/prestations/pensionspubliques/rpc/rpc-internationales/admissibilite.html
[7] Gouvernement du Canada, Pension de la Sécurité de vieillesse. Êtes-vous admissible. https://www.canada.ca/fr/services/prestations/pensionspubliques/rpc/securite-vieillesse/admissibilite.html
[8] Retraite Québec, Admissibilité à la rente de retraite du Régime de rentes du Québec. https://www.rrq.gouv.qc.ca/fr/retraite/rrq/admissibilite/Pages/admissibilite_rr.aspx
[9] Information communiquée par Retraite Québec le 23 décembre 2021 à la suite de notre demande d’accès à l’information.
[10] Molnar, P. (2018), Programmes des travailleurs étrangers temporaires du Canada. Encyclopédie canadienne. https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/canadas-temporary-foreign-worker-programs
[11] Retraite Québec (2021), Information communiquée le 23 décembre 2021 par courriel à la suite de notre demande d’accès à l’information.